À l’heure où l’industrie se dirige vers une production de masse individualisée, les fabricants font face à un enjeu: revoir leurs méthodes de production afin de ne pas perdre toutes les parts de marchés face aux entreprises de services d’impression 3D émergentes.
« Revoir les méthodes de production » impliquerait d’intégrer la fabrication additive mais une utilisation pertinente de cette technologie suppose de modifier complètement les méthodologies de conception et de production. Il est nécessaire d’intégrer les principes associés à ces nouvelles technologies sur l’ensemble de la chaîne de valeur (approvisionnement et gestion de la matière, optimisation de conception, fabrication, traitement thermique, finitions, etc..).
“Ce dossier vise à présenter une analyse de l’importance de la digitalisation pour l’industrialisation de la fabrication additive ainsi que les potentiels freins qui peuvent empêcher son intégration complète. ”
Pour étayer notre analyse, nous avons interrogé des acteurs qui viennent de secteurs différents de la fabrication additive. Il s’agit de Jaya Krushna Panda, Industry Manager à Technavio, Phil Hatherley, General Manager, Materials Solutions – a Siemens Business et Dominik Solenicki, CEO de SINTRATEC.
Technavio est une société de recherche et de conseil en technologie. La recherche et l’analyse de l’entreprise se concentrent sur les tendances émergentes du marché et fournissent des idées pratiques, aidant ainsi les entreprises à identifier les opportunités du marché et à développer des stratégies pour optimiser leur position sur le marché.
Comme son nom l’indique, Materials Solutions – a Siemens Business, est une société de Siemens qui se spécialise dans la FA de pièces métalliques de haute performance. C’est un partenaire de nombreuses industries exigeantes (automobile, aérospatiale, médical, etc.).
Sintratec quant à elle est une société qui fabrique des systèmes d’impression 3D qui intègrent la technologie SLS. Le fabricant suisse a réussi à se positionner sur de nombreux marchés en Europe et propose une technologie capable d’accompagner les utilisateurs de la production au post-traitement.
Prototypage, construction de composants, tests et définition de matériaux pour la conception ; la fabrication additive fait désormais partie intégrante du processus de développement de produits de nombreux industriels. Alors que, par le passé, elle devait s’adapter aux normes de l’industrie, cette technologie a beaucoup évolué et peut aujourd’hui prendre en charge de nombreuses applications. Suivre cette évolution est un impératif d’autant plus crucial pour les industriels qu’elle leur promet des bénéfices loin d’être négligeables, notamment en matière de productivité, de qualité et donc de satisfaction client. Les ingénieurs et les techniciens industriels sont inéluctablement amenés à repenser leurs compétences avec l’arrivée des nouveaux outils numériques et la robotisation dans l’industrie.
Informer les ingénieurs sur les potentialités des technologies de fabrication devient important afin qu’ils sachent comment en tier profit et réaliser un objectif d’innovation produit mais cela implique aussi de mettre à leur disposition des outils et des méthodes adaptés aux spécificités de la FA. Dans cette optique, des réponses doivent être apportées à plusieurs questions :
Dans quelles mesures la digitalisation influence la fabrication additive ?
Interrogé sur Le sujet, Jaya Krushna Panda, Industry Manager à Technavio explique que « La digitalisation a une incidence sur le processus de FA, depuis l’approvisionnement en matières premières jusqu’à la gestion de la production, la distribution et le client final. La digitalisation de la production pour les industries automobile et aérospatiale réduit la complexité opérationnelle tout en intégrant la complexité dans les composants numériques du système. Par exemple, la planification et le contrôle de la production pour la fabrication additive peuvent être très différents de ceux des méthodes de production conventionnelles. L’acheminement, le chargement et la planification de la production peuvent être simplifiés à mesure que les étapes de la production sont combinées dans le procédé de FA. »
Phil Hatherley, General Manager, Materials Solutions – a Siemens Business décrit plutôt une influence majeure au niveau du logiciel: « la révolution de la production industrielle en cours grâce aux progrès de la fabrication additive n’aurait pas été possible sans la transformation numérique complète des processus de production, des logiciels de conception et d’ingénierie aux outils de simulation pour l’impression en passant par le contrôle et la surveillance des imprimantes. La numérisation est essentielle pour que le procédé de FA puisse créer un composant – sans un modèle 3D numérique du composant, la FA n’existe pas. Pour les produits finis, la numérisation des pièces fabriquées de manière additive et utilisées par la suite peut avoir un impact significatif. Pour les produits de plus grande taille tels que les turbines à gaz, la création d’un système double numérique permet d’envisager d’importantes analyses et améliorations avant la production.
En outre, la numérisation ouvre de nouvelles opportunités commerciales. L’ingénierie inverse ne peut être exécutée qu’en créant un double numérique à partir d’une pièce existante qui doit être remplacée, mais il peut arriver que le fournisseur d’origine ne soit pas en mesure de livrer la pièce demandée comme pièce de rechange et que les dessins ne soient plus retrouvés. »
Une transformation qui n’est pas toujours aisée
Au niveau de la fabrication
Parallèlement aux innovations dans les produits, la transformation du processus de fabrication est également essentielle pour que les entreprises restent compétitives et maintiennent leur rentabilité. En effet, les technologies de fabrication additive invitent à un nouveau degré de personnalisation et de complexité, offrant la possibilité de proposer des pièces à l’image de leurs utilisateurs ou d’intégrer des fonctions supplémentaires pour augmenter ses performances tout au long du cycle de vie.
Par ailleurs, on note que la faible répétabilité du procédé semble freiner la confiance. En effet, pour deux machines identiques avec les mêmes paramètres de fabrication, il est parfois difficile d’obtenir la même qualité de pièce in fine, ce qui est un vrai frein pour toute démarche d’industrialisation, même si la productivité est au rendez-vous. Cette mauvaise répétabilité est liée à de nombreuses variables parmi lesquelles l’outil de numérisation des pièces pour la fabrication additive.
L’optimisation topologique, le développement de structures ou encore la reconstruction par forme libre occupent ainsi un point central dans l’utilisation de cette technologie, puisque permettant l’utilisation de moins de matière, des gains sur le cycle de vie des produits, et une valeur ajoutée créée par l’opportunité de générer de nouvelles formes. Par ailleurs, la reconception des pièces soulève souvent des questions de qualification et de normalisation des pièces, notamment dans des secteurs industriels soumis à des cadres réglementaires très stricts (automobile, aéronautique, etc…).
Siemens a expérimenté directement le processus de transfert de la fabrication additive métallique du laboratoire de recherche et développement à la production en série de composants critiques pour son activité de production d’énergie. Aujourd’hui, la société soutient l’industrialisation mondiale de la technologie par le biais de son logiciel Siemens NX Additive Manufacturing. Il s’agit d’un logiciel unifiant les nouveaux outils de fabrication additive, d’usinage à commande numérique, de robotique et d’inspection afin de permettre la digitalisation de la fabrication de pièces au sein d’un système de bout en bout, unique et intégré.
« Chez Siemens, nous utilisons une approche entièrement numérique de notre processus de fabrication. Avec le logiciel NX, nous sommes maintenant en mesure de concevoir le composant en tenant compte de la FA. En utilisant des modules spécifiques, NX peut analyser la géométrie du composant pour comprendre où le support est requis et le générer automatiquement pour la compilation. Grâce à NX, nous pouvons même simuler le processus de fabrication afin de comprendre où des problèmes potentiels peuvent survenir avant l’impression réelle, car nous visons une fabrication correcte dès la première fois.
Après la fabrication additive, nous suivons les composants de nos MES (Manufacturing Execution Systems) comme pour tout autre processus de fabrication. Nous effectuons également des scans dimensionnels du composant réel et utilisons cette représentation numérique du composant pour le comparer avec le modèle original du client afin de valider son état géométrique. »
Un problème de prise de conscience
La prise de conscience s’observe aussi bien au niveau du fabricant que de son client.
L’ensemble des acteurs interrogés s’accordent cependant sur le fait qu’à l’aide de la digitalisation des cycles relationnels, les entreprises ont l’opportunité d’optimiser les canaux d’interaction avec les clients en disposant et proposant une vision globale et fiable dès le choix de l’offre (choix et personnalisation des produits), lors du traitement de la commande (suivi de fabrication), mais également une fois le produit livré (transmission de données d’usage). Et ce, quel que soit le circuit de distribution et les acteurs impliqués (fournisseurs, partenaires, revendeurs, clients).
Ils ont la conviction que si le potentiel de la technologie de FA est énorme, la digitalisation jouera un rôle crucial dans sa transition d’un outil de prototypage à une technologie de production en série. Elle a une incidence sur le processus de FA, depuis l’approvisionnement en matières premières jusqu’à la gestion de la production, la distribution et le client final.
Comme Dominik Solenicki, CEO de SINTRATEC l’affirme : « on ne peut pas vraiment compter tous les avantages de la numérisation. Si les coûts d’affaires existants peuvent être réduits, l’efficacité sera accrue et ainsi de suite. Mais l’enjeu devient vraiment intéressant, quand la numérisation permet de nouveaux modèles d’affaires qui n’étaient pas possibles auparavant. La FA est un excellent exemple, où vous obtenez une vitesse sans précédent pour réaliser une pièce et lever beaucoup de contraintes de fabrication et de conception. »
Parmi les cas clients les plus fréquents, on retrouve chez Sintratec un grand nombre de petites et moyennes entreprises qui ressentent le besoin de combiner la numérisation et la FA.
Tout en prenant l’exemple d’un client qui offre des services de fabrication et qui imprime rapidement des pinces robotisées de manière individualisée afin de personnaliser ses lignes d’assemblage ou encore d’un autre qui utilise la FA pour fabriquer des chaises personnalisées, Dominik Solenicki souligne que le frein qui limite ces entreprises dans l’adoption des technologies de FA, c’est l’éducation des ingénieurs et la prise de conscience des décideurs dans la technologie qui pourrait le mieux permettre leurs applications.
Cas d’application chez Siemens
Phil Hatherley mentionne par contre un problème auquel ils ont directement été confrontés.
« En 2017, Siemens a commencé à imprimer des brûleurs à turbine à gaz utilisant la technologie de fusion sélective au laser et ce sont les premiers brûleurs produits par le programme IBUMA (Intelligent Burning Manufacturing) de Siemens à Finspång, en Suède. Chaque tête de brûleur est fabriquée d’une seule pièce par rapport aux méthodes traditionnelles qui exigeaient 13 pièces individuelles et 18 soudures. Les améliorations apportées à la conception contribuent à prolonger la durée de vie opérationnelle des composants et, en fin de compte, des turbines à gaz.
Dans le domaine des pièces de rechange sur demande, le tourbillon axial pour le brûleur pilote du système de combustion de la turbine à gaz Siemens SGT-1000F était déjà sérialisé en 2016 et a accumulé depuis plus de 11.000 heures de fonctionnement en service commercial. Auparavant, ces composants étaient produits par moulage à la cire perdue. Au lieu de requalifier le fournisseur de pièces moulées existant ou de procéder à la qualification complète d’un nouveau fournisseur, la société a décidé de produire le tourbillon par FA. Étant donné que la demande annuelle de cette composante est relativement faible et peut varier considérablement, les calculs de l’analyse de rentabilisation ont clairement démontré les avantages du passage à la FA pour la technologie de production.
Dans le domaine de la réparation rapide, la réparation de l’embout de brûleur des turbines à gaz industrielles de type SGT-700 et SGT-800 a été, en 2013, la première méthode de réparation commercialement établie pour les turbines à gaz industrielles fabriquées par FA. Pendant le fonctionnement, ces composants souffrent de fatigue thermomécanique, d’endommagement et d’usure de l’embout en particulier. La procédure de réparation conventionnelle exigeait la préfabrication d’une grande partie de la pointe du brûleur, qui était ensuite simplement utilisée pour le remplacement du brûleur après une période de fonctionnement déterminée. Pour s’adapter à ces scénarios de réparation, il a fallu adapter les systèmes de FA. Le nouveau procédé de réparation par FA est environ dix fois plus rapide que le procédé conventionnel, car il permet d’éviter un grand nombre de processus de fabrication et d’inspection.
Siemens a prouvé le succès de l’industria-lisation de la FA avec plus de 110 000 heures de fonctionnement de composants fabriqués de manière additive dans le secteur de la production d’énergie et a en outre livré plus de 5 000 pièces à plus de 80 clients dans le monde entier dans les industries aérospatiale, automobile, du sport, de l’automobile, des outils et du traitement. »
Ce cas d’application de SIEMENS montre que la fabrication additive peut contribuer de manière substantielle à la réalisation des objectifs d’efficacité et des objectifs en matière d’émission. De plus, les composants peuvent être allégés sans sacrifier la stabilité. Par rapport à l’approche traditionnelle du développement de produits, des efforts importants en matière d’outillage ne sont pas nécessaires. « L’utilisation de la technologie de FA comme moyen de validation technologique rapide entraîne l’abandon des processus de développement traditionnels et séquentiels. »
« Désormais, les tests et la validation de nouveaux concepts sont pleinement intégrés au processus de développement et pas seulement à l’étape de vérification finale. Cet te approche permet une réduction significative des risques et des coûts de développement. De plus, cela est directement associé à un changement de paradigme du développement de produits conser vateurs avec des objectifs de développement modérés à des objectifs beaucoup plus ambitieux », affirme le Directeur général.
Il est tout de même important de souligner qu’aucun industriel aujourd’hui n’implémente systématiquement la fabrication additive sans une analyse de faisabilité technico-éco-nomique comparée aux procédés de fabrication traditionnels. Ces analyses ont pour objectif d’identifier les gains éventuels non seulement en termes de coûts de production mais aussi en termes de coûts du cycle de vie d’une pièce.
Les enjeux de la numérisation
L’industrialisation de la FA pose un certain nombre de problèmes complexes. S’il est clair que la technologie fait partie de la quatrième révolution industrielle, il est important de préciser que les enjeux ne sont pas les mêmes pour l’industriel et les PMEs.
En effet, tel que les experts l’ont montré, au niveau des PMEs, on parle d’adoption et de prise de conscience, tandis qu’au niveau industriel, l’enjeu est de trouver à quelle échelle la fabrication aura lieu. C’est donc un pont considérable qui sépare les deux.
Pour le CEO de Sintratec, « à mesure que les entreprises s’approprient la numérisation, le besoin d’un processus de fabrication transformant directement le numérique en actifs réels augmentera.
Je crois fermement que les transactions et opérations commerciales se virtualiseront à l’extrême dans un avenir très proche et la FA interviendra chaque fois que nous aurons besoin que quelque chose se manifeste dans le monde réel. »
Jaya Panda de Technavio rajoute ainsi qu’« un effort conjoint du gouvernement et des centres de recherche est nécessaire pour former des experts et établir des normes techniques acceptées. De plus, un changement de paradigme dans l’éducation est nécessaire pour améliorer la compréhension de la FA chez les diplômés. »
La mise en place de la digitalisation dans une entreprise relève d’investissements certains, et qui plus est dans l’industrie. Au cours des dernières années, de nombreux pays ont multiplié les projets et initiatives d’intérêt pour favoriser le développement de pôles d’excellence associés à la fabrication additive ou fabrication digitale.
La course mondiale est ainsi véritablement lancée, avec une volonté forte de favoriser l’intégration industrielle de ces nouvelles technologies. C’est en tout cas le pari fait par les principales économies mondiales.